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    • 2. CULTURE ET CULTURES AFRICAINES : VERS UN UNIVERSALISME INCONSÉQUENT ?

    2. CULTURE ET CULTURES AFRICAINES : VERS UN UNIVERSALISME INCONSÉQUENT ?

    2.  CULTURE ET CULTURES AFRICAINES : VERS UN UNIVERSALISME INCONSÉQUENT ?

    Jules Dénagnon KÉDÉ

    Institut Supérieur de Philosophie / Université Catholique de Louvain (Belgique)

    julesdenagnon@gmail.com / j.kede@uclouvain.be

    Résumé

    Les chocs des civilisations est-il une fatalité ? Les êtres épris de paix répondent par la négative. De ce point de vue, le rapport entre l’Occident et l’Afrique peut se laisser réexaminer avec une attention particulière pour le rôle qui y jouent le philosophe et l’anthropologue, chacun dans son domaine de compétence. Lorsqu’il n’est pas instrumentalisé par la soif de dominer, l’universel s’avère paradoxal.

     

    Mots-clés :

    Afrique, Anthropologue, Choc des civilisations, Culture, Cultures, Décolonial, Occident, Postcolonial.

    Abstract 

    Are clashes of civilizations inevitable? Peace-loving beings answer in the negative. From this point of view, the relationship between the West and Africa can be re-examined with particular attention to the role played by the philosopher and the anthropologist, each in their field of expertise. When it is not exploited by the thirst to dominate, the universal turns out to be paradoxical.

     

    Keywords :

    Africa, Anthropologist, Clash of civilizations, Culture, Cultures, Decolonial, West, Postcolonial.

    Introduction

    De nos jours, la théorie des cultures se trouve dominée par l’influence directe ou indirecte du paradigme décrit par Samuel P. Huntington en termes de « choc des civilisations » (Huntingon, 2021). Pour l’auteur du livre, cette géopolitique du choc n’obéît pas à un mécanisme inexorable, puisque, à ses yeux, une guerre mondiale impliquant les États phares des principales civilisations est tout à fait improbable, sans pour autant devenir chimérique. S’il en est ainsi, comment conjurer le spectre de la guerre ? Huntington avance deux types d’antidote : la règle de l’abstinence et la médiation concertée. Il explicite : « Pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il est nécessaire que les États phares s’abstiennent d’intervenir dans des conflits survenant dans des civilisations autre que la leur […] Cette règle de l’abstinence, en vertu de laquelle les États phares doivent s’abstenir de toute participation à des conflits concernant d’autres civilisations, est la condition première de la paix dans un monde multipolaire et multicivilisationnel. La médiation concertée est la seconde condition de la paix : elle suppose que les États phare s’entendent pour contenir ou stopper des conflits frontaliers entre des États ou des groupes, relevant de leur propre sphère de civilisation » (Huntingon, 2021, p. 478). Abstraction faite de la solution préconisée par Huntington, il ne vous a pas échappé qu’il est un homme plutôt épris de paix. Autrement compris, la diversité et les multiplicités des civilisations et des cultures en tant que telles ne dégénèrent qu’à défaut de personnes éprises de paix. Le destin du monde reste subordonné à ce dont les humains sont épris. En face de la diversité des cultures et des civilisations, de quoi les humains sont-ils épris ? Habités par cette question, intéressons-nous aux ethnologues et aux anthropologues, témoins par excellence de la pluralité des manières humaines d’habiter le monde. Que nous apprend le regard du philosophe sur l’anthropologue dans le cadre du rapport entre l’Occident et l’Afrique ?

    1. Philosophes et anthropologues en quêtes d’Afriques(s)

    Un livre d’entretiens publié en 2018 nous donne à penser, même aujourd’hui. Sous le titre En quête d’Afrique(s) (Diagne, Amselle, 2008), l’ouvrage met en scène une joute intellectuelle entre Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais, et Jean-Loup Amselle, anthropologue et ethnologue français. En lisant attentivement ce corpus, nous percevons une tension entre deux perspectives différentes dont l’une prend appui sur le titre de l’ouvrage et l’autre sur le sous-titre, Universalisme et pensée décoloniale. En effet, cette dernière thématique annonce la question des rapports de forces, la corrélation entre domination et servitude et, surtout, l’universalisme de conquête et de prédation. C’est notamment l’axe privilégié par Anthony Mangeon. Connu notamment pour son essai intitulé La pensée noire et l’Occident (2010), Anthony Mangeon fait partie des penseurs engagés à fond sur le chantier de ce qu’il appelle « une universalité concrète, postraciale et postcoloniale » et dont il donne un aperçu en ces termes : « La pensée ne fait pas nécessairement corps avec le statut social, historique, culturel, même quand on est noir dans un monde dominé par les Blancs ; on peut aussi échapper à cette facticité pour se situer au plus haut niveau de généralité ou d’universalité. Mais ce projet de dépassement n’en reste pas moins motivé, selon moi, par la conscience aigüe de la domination raciale, et par la volonté d’assumer pleinement les paradoxes suivants : comment penser tous ensemble la condition historique des Noirs et l’être humain ? » Comment articuler une singulière expérience de dépossession, de résistance et d’assimilation, avec la plus grande exigence éthique ou le choix de la plus solide rigueur scientifique » (Mangeon, 2010, p. 11-12) ?

    Investi du rôle de préfacier, celui-ci a eu l’idée de rappeler « le cadre dans lequel se sont déployées les études post-coloniales et/ou décoloniales », histoire de souligner comment les deux débatteurs en sont assez proches. Sans doute pertinent et très lumineux, cet angle de lecture a pour effet néfaste d’occulter un peu trop, non seulement les profondes divergences entre la pensée décoloniale et celle qualifiée de postcoloniale, mais aussi la problématique spécifique engagée dans l’expression « En quête d’Afrique(s) », c’est-à-dire la série des questions qui surgissent dans le prolongement de celles-ci : « Qu’est-ce que l’Afrique » ? De quoi l’Afrique est-il le nom ? Une chose est de présenter les métamorphoses de l’éternelle situation de subordination des peuples d’Afrique en particulier et du Sud en général, autre chose celle de proposer un arbitrage à la compétition entre, d’un côté, visions essentialistes « postulant une africanité partout et en tout temps identique à elle-même » (B. Diagne, 2018, p. 206) et approches atomistes qui juxtaposent « jusqu’à l’absurde des singularités qu’il faut surtout se garder de subsumer sous le concept d’Afrique ou d’africain » (B. Diagne, 2018, p. 207). Même si cet essentialisme a été longtemps produit et véhiculé par le discours et les politiques coloniaux, s’interroger sur ce qu’est l’Afrique (« Qui sommes-nous ? » ou bien « Qui sommes-nous devenus ? ») ouvre un champ plus vaste que celui des considérations relatives à la situation coloniale et postcoloniale (Par qui et comment sommes-nous encore asservis, exploités, dominés, aliénés ?) Il serait naïf, voire illusoire, de sous-estimer cet élément contextuel, car il y va de la singularité de l’embarrassante position et l’ambiguïté caractéristique de l’aventure du philosophe africain lorsqu’il prend conscience que « ce « discours » et cette « culture » (…) ont, durant des siècles, fait de « l’autre », souvent représenté sous les traits de l’Africain, son « point zéro » (B. Diagne, 2013, p. 12). Il y a certes le temps de l’Afrique visée comme le point zéro d’un champ de vision. Ce que nous suggérons ici, c’est un appel à résister de toutes ses forces à la tentation de perdre de vue la suite de l’histoire qui, après ces temps plus ou moins révolus, continue à se faire et à s’écrire. En cela, nous nous inspirons encore de Souleymane Bachir Diagne (2013, p. 14), puisqu’il écrit : « Pourquoi les histoires intellectuelles produites par les philosophies développées dans les différentes sociétés humaines ne s’écriraient-elles pas simplement sans s’en référer à leur statut de « point zéro » sous un regard colonial qui s’est posé sur elles ? ». Toutefois, essayer de faire abstraction de ce passé, à nos yeux, serait illusoire comme un déni. Il nous faut plutôt l’intégrer dans la longue durée, à la faveur d’un recul que peut se permettre notre génération. C’est alors qu’apparaît un peu plus clairement l’horizon dans lequel se projette l’éthos du rapport entre l’identité et l’altérité, polarisé par le modèle de la traduction, celui de la mémoire et celui de la reconnaissance, moyennant une contextualisation de l’éthos nouveau proposé à l’Europe par Ricœur (1992) et une réactualisation de ce qu’il a appelé « modèles d’intégration ayant à faire à l’identité et l’altérité ».

    Grâce à cette distinction, il devient loisible de souligner plus fortement les enjeux d’un croisement des regards philosophiques et ethno-anthropologiques dans cette aventure de conquête ou de reconquête de soi. Revisiter la sorte de tour de passe-passe que jouent philosophes et ethnologues est loin d’être une manœuvre de diversion, dans la mesure où l’enjeu reste la détermination du typiquement africain et aussi du typiquement européen, tout en saisissant sur le vif des modalités de transformations, d’échanges et d’interactions constitutifs du commerce entre soi-même et l’autre, des altérations consenties ou subies comme des rançons d’une perpétuelle quête de reconnaissance de soi et de l’autre sur le long parcours de la reconnaissance(Ricœur, 2005). Il s’avère, en effet, que le soi, agissant et souffrant (Ricœur, 1990), est, en fait, condamné à négocier et structurer en permanence sa responsabilité dans un destin d’interdépendances. De ce type d’interaction entre l’identité et l’altérité, résultent les interférences et même les inévitables échanges entre le propre et l’étranger, en dépit de la corrélation entre domination et subordination, telle qu’elle se donne à voir dans l’histoire des personnes et celle des peuples. Telle est notre compréhension de ce que Sévérine Kodjo-Grandvaux appelle « le défi du XXIe siècle et formule en ces termes : « que les sociétés humaines puissent prospérer sans qu’elles ne le fassent au détriment ni des autres ni de l’environnement. » (Kodjo-Grandvaux, 2022, p. 16). Penser philosophiquement un tel défi, en voilà un autre.

    Les deux compétences convoquées autour de la table, philosophie et anthropologie, ont un statut emblématique dans les études africaines. En focalisant notre attention sur le rapprochement effectué entre ces deux disciplines académiques et, surtout, les deux chercheurs qui s’y engagent, nous voyons se déployer une perspective qui, pour être différente de celle privilégiée par Mangeon, n’en demeure pas moins riche en illuminations en tant qu’angle de lecture du débat constitutif de l’ouvrage. De ce point de vue, celui-ci peut être abordé comme les empreintes d’honnêtes chercheurs en quête d’Afrique(s) et d’Europe(s), l’un et l’autre résolus à transmuer les probables chocs des civilisations, non pas en chocs fatals aux personnes, mais plutôt en électrochocs. Il nous semble percevoir un moment très important de ce duel lorsque le philosophe dénonce l’essentialisme de l’africanité et de l’afrocentrisme(Diagne and Amselle 2018, 101), invitant à penser/faire l’Afrique (Diagne, Amselle, 2018, p. 205) sous la guidance du « désir d’Afrique » (Diagne, Amselle, 2018, p. 237) tandis que l’anthropologue fait état de l’inexistence de l’Afrique … et de l’Europe. Selon (Diagne et Amselle, (2018, p. 217), Simples linéaments d’une philosophie de l’Afrique, les considérations entamées dans cet article expriment plus un dessein qu’un corps de doctrine. Proposer un discours philosophique sur ce qu’est ou est devenue l’Afrique. Ce face à face entre l’Afrique et l’Europe se laisse décodé autrement lorsqu’on fait apparaître à cette interface la figure de l’ethnologue ou de l’anthropologue sous le regard du philosophe, s’il est vrai que « la question « qu’est-ce que l’Afrique ? » », comme l’écrit Diagne, est, « pour la discussion sur la notion de « philosophie africaine », au moins aussi importante que la question « qu’est-ce que la philosophie ? » » (Diagne, 2018, p. 505).

    2. « L’effet Tempels » comme un train qui en cache un autre, l’effet Lévy-Bruhl

    Sur le continent africain, le débat philosophique se présente aussi comme une sorte de rivalités entre ethnologues et philosophes, dans la mesure où il s’est constitué, à partir de La philosophie bantoue de Placide Tempels, comme un démenti énergiquement opposé à la théorie de la pensée primitive proposée par Lucien Lévy-Bruhl dans ses ouvrages Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et La mentalité primitive (1922). De ce point de vue, il convient de se demander qui, de Placide Tempels et de Lucien Lévy-Bruhl, a donné le branle. Selon Paulin Hountondji, ce rôle a été celui de Placide Tempels, mais, à y voir de plus près, Hountondji lui-même nous fournit des arguments pour rester moins catégorique que lui. De plus, Tempels et Lévy-Bruhl sont la représentation des deux faces d’une unique monnaie, l’Europe. Ce constat est-il suffisamment pris en compte par le regard rétrospectif du philosophe ? Non, si le philosophe africain n’y voit qu’un motif pour se désintéresser d’une querelle entre Européens. Il ne s’agit pas d’un serpent qui se mord la queue, mais d’un trait de culture, et même d’un ferment de civilisation si l’on accepte d’y saluer une des variantes de « ce trait permanent de la culture européenne, l’esprit critique, compris comme “processus d’une autocritique permanente” » (Dewitte 2020, 21) ou, à l’école de l’herméneutique du soi, une sorte de « parcours de la reconnaissance » (Ricœur 2005). Ricœur explicite : « Le soi de la connaissance de soi est le fruit d’une vie examinée, selon le mot de Socrate dans l’Apologie. Or une vie examinée est, pour une large part, une vie apurée, clarifiée par les effets cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. L’ipséité est ainsi celle d’un soi instruit par les œuvres de la culture qu’il s’est appliquées à lui-même » (P. Ricœur, 1985, 443–44). Que ce processus soit un segment de la spirale constitutive du cercle herméneutique ou un moment du parcours de la reconnaissance, il reste fondamentalement rattaché à ce que Ricœur appelle « la sémantique du désir » ; , d’où toute l’importance accordée au « désir d’Afrique » chez Souleymane Bachir Diagne en ciblant cette Afrique qui surgit d’un « double mouvement de remémoration et de totalisation » (Diagne 2018, 210) où totalisation prend le sens de remembrement, de reconstitution et même de construction. De ce point de vue, le « désir d’Afrique » postule une fiction narrative et un pragmatisme qu’élude hélas complètement la compréhension essentialiste qu’en a Jean-Loup Amselle lorsqu’il le soumet aux prismes du positivisme d’Auguste Comte (Amselle, 2018). Relisons « L’effet Tempels » de ce point de vue.

    Dans sa contribution à l’Encyclopédie Philosophique Universelle (1989), le philosophe béninois Paulin Hountondji choisit de synthétiser quarante années de débat philosophique en Afrique et de le faire à partir d’une seule expression, « L’effet Temples », (P. Hountondji, 1991). Il y a lieu d’actualiser la réception de l’œuvre de Paulin Hountondji à la lumière de l’apport des nombreux contributeurs aux mélanges offerts à cet éminent philosophe à l’occasion de ses 80 ans sous le titre suivant : La quête du sens (Kiti et al., 2021). En attendant de prendre le temps de nous livrer plus directement à cet exercice, nous nous contentons de signaler ce défi et de suggérer dès maintenant à qui le veut la descente dans l’arène des lecteurs avertis de Paulin Hountondji, susceptible d’être présenté non seulement comme sujet africain « en quête du sens », mais surtout éminent philosophe en quête d’Afrique(s).

    Les considérations rassemblées sous le titre « Effet Tempels » sont subdivisées en deux rubriques : une première partie qui essaie de montrer que les travaux marquant des prises de position dans le débat philosophique en Afrique depuis les années 1950 ont en commun d’être tous des réactions, favorables ou opposées, à la publication de La philosophie bantoue du missionnaire belge Placide Tempels et, à ce titre-là, forment, dans le sillage de cet opuscule, un seul courant dominant auquel divers positionnements critiques, à l’instar de la critique de l’ethnophilosophie, en une seule ligue, essayent d’offrir une alternative. À la suite de cette première partie intitulée « L’ethnophilosophie » et décrivant l’effet Tempels en tant que tel, une seconde entreprend de mettre en relief les « Paradoxes de l’effet Tempels », étant donné que cet effet boule de neige, à la fois disproportionné et complexe, s’avère cousu de paradoxes. Ceux-ci deviennent manifestes lorsqu’on examine Tempels lui-même pour ce qu’il est et non uniquement pour le personnage qu’il est devenu au gré de la réception de son ouvrage.

    Le regard rétrospectif pratiqué par Hountondji a le mérite d’offrir une vue globale sur l’immensité de l’effet Tempels, mais ne laisse-t-il pas le philosophe dans une sorte de frustration, puisqu’il semble finalement dépourvu en face de l’intrigant mystère des paradoxes de l’effet Tempels ? En réalité, ce rétroviseur, si puissant soit-il, semble laisser dans son angle mort tout le champ de vision où git, à notre avis, la clé d’accès à la résolution des paradoxes. Paradoxe pour paradoxe, il y en a au moins un que Hountondji n’a pas cru devoir épinglé, le paradoxe Tempels, occulté par l’emphase sur l’effet Tempels. Sans retenir vraiment l’attention de Hountondji, les différents traits marquants du caractère paradoxal de la figure de Placide Tempels ont pourtant été évoqués par ci par là dans les analyses de Hountondji. Par exemple, dans l’analyse du premier paradoxe de l’effet Tempels, il ne lui a pas échappé que La philosophie bantoue est animée par le dessein d’apporter un démenti aux thèses du philosophe et anthropologue français Lucien Lévi-Bruhl. Là se situe d’ailleurs l’objet du livre : « Il s’agissait pour le missionnaire belge », explique Hountondji (1991, 1471), « d’imposer l’idée de l’humanité pleine et entière du Bantu et, plus généralement, de celui qu’il appelle le « primitif », en montrant que ce dernier, loin d’être simplement régi par ses instincts, ou par la fausse mentalité prélogique inventée par Lévi-Bruhl, se détermine au contraire en fonction d’un « système de pensée » cohérent ». Dans cette déclaration, le paradoxe implicite c’est qu’il s’agit d’un Européen qui en pourfend un autre au sujet de l’humanité de l’Africain. Évidemment, les deux antagonistes font deux personnes et personnalités distinctes, mais il s’agit de la même culture, ou plutôt de la même civilisation. Même si le caractère paternaliste de cette entreprise a souvent été reprochée à Tempels, il n’en demeure pas moins vrai que le dédoublement de l’Europe et ce combat corps à corps auquel se livrent deux penseurs européens sont loin d’être anodins. Il faut y voir une manifestation de ce que Jacques Dewitte, lecteur de Leszek Kolakowski, appelle européocentrisme paradoxal et qu’il présente en ces termes : « un équilibre spirituel trouvé dans la conscience d’être divisé, une prétention à l’universalité qui trouve sa justification dans un doute constant entretenu sur elle-même : voilà ce à quoi nous pouvons nous identifier en tant qu’Européens, et voilà aussi ce dont nous avons des raisons d’être fiers » (Dewitte, 2020, p. 41). Sur les traces des paradoxes de l’effet Tempels, se dessine le filigrane de ce que Jacques Dewitte, instruit par Leszek Kolakowski, a appelé récemment un européocentrisme paradoxal, matrice d’un type d’universalisme qui n’est tel qu’en tant qu’inconséquent.

    3. Une philosophie de l’ethnologue : les leçons d’une interaction entre aborigène et allogène

    Même si le préfacier d’En quête d’Afrique(s) n’a pas choisi d’embrayer sur cette singularité, c’est néanmoins dans la figure de Franz Boas (1858-1942), anthropologue et ethnologue de la première heure, que Mangeon retrouve un pionnier de la critique de l’eurocentrisme, trait commun à la pensée postcoloniale et au courant décolonial. Or, l’idée de la critique de l’européocentrisme est habitée par un paradoxe qui la rend particulièrement problématique : la critique de l’Europe est intrinsèquement européenne. De plus, dans le métier de l’ethnologue, c’est l’Europe qui choisit de se soumettre à l’épreuve de l’altérité et d’une certaine altération. Qu’entend alors Boas par européocentrisme ? Comment en organise-t-il la critique ? Il l’appelle aussi « Nordicisme » ou « lunettes culturelles » (Boas, Stocking, 1982, (Kulturbrille, en allemand).

    Américain d’origine allemande, Boas dénonce en effet, non seulement, la condescendance avec laquelle les cultures européennes se représentent les autres, mais surtout les « lunettes culturelles », c’est-à-dire ce prisme culturel comme tel, comme idéologie déterminant foncièrement le regard sur l’autre. Selon lui, cet état de chose trahit un déficit de connaissances scientifiques, et le remède réside dans ce qu’il appelle le point de vue scientifique. « Boas », rapporte Mangeon, « soulignait alors que l’avènement d’un véritable point de vue scientifique n’adviendrait qu’en corrigeant ces « myopies conceptuelles », et en se débarrassant notamment des illusions finalistes considérant l’homme blanc “comme un empire dans un empire”, et sa culture comme la destination sinon la destinée de toutes les autres cultures, vouées à cheminer sur son modèle de la barbarie à la civilisation, de la tradition à la modernité, de la communauté à l’individu et du despotisme à la démocratie. » (Mangeon 2018, p. 16-17). Ce plaidoyer pour le point de vue scientifique présuppose que la science possède le pouvoir de triompher de l’idéologie. Or, cette marque de confiance se trouve en discordance avec la mise en garde émise par Edmund Husserl (1859-1938), un philosophe contemporain de Boas, dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (Husserl 1989a) (1935-1936). Ciblant précisément les démarches scientifiques inscrites dans le sillage de la tradition galiléenne (Gandt 2004), Husserl identifie et dénonce, à travers le règne du positivisme, la vanité, voire le danger, d’une entreprise réductrice, suicidaire pour l’humanité européenne, une entreprise qui prospère sur la base de l’oubli de ses propres fondements, à savoir le « monde de la vie ». Le point de vue scientifique prôné par Boas à l’encontre de l’ethnocentrisme de l’Européen a-t-il réussi à se prémunir contre cette démesure caractéristique des sciences européennes ? Il va falloir le vérifier. Toutefois, pour l’heure, il convient d’observer que, dirigée contre la posture du scientifique, la critique husserlienne reste admiratrice de la rigueur des démarches scientifiques et en fait d’ailleurs un modèle pour la philosophie, en l’occurrence la phénoménologie transcendantale. Sous cette forme, la philosophie se situe aux antipodes du psychologisme et de l’historicisme ambiants, incarnés, aux yeux de Husserl, par les travaux du philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911). De son côté, c’est en adversaire direct et acharné de Husserl que Dilthey soutient, en effet, qu’il est possible de construire une connaissance scientifique de tout ce que les sciences de la nature laissent de côté, notamment l’esprit. Pour cela, il suffit, selon Dilthey, d’admettre que les humains et leurs sociétés sont à approcher par le biais de la compréhension, une démarche qui se distingue de l’explication pratiquée dans le domaine des sciences de la nature. Plus explicitement que son Introduction aux sciences de l’esprit publiée en 1883, son recueil intitulé Théorie des conceptions du monde (1911) affiche une visée délibérément anti-husserlienne, ce à quoi répond immédiatement Husserl par son fameux manifeste La philosophie comme science rigoureuse (Husserl 1989b) (1911). Dans un contexte de la fin du XIXème siècle où l’ethnologie se constituait comme discipline scientifique à part entière, la distinction de méthode proposée par Dilthey fait école. Quel sort le point de vue scientifique de Boas lui réserve-t-il ? La réponse à cette question exige d’explorer l’œuvre de Boas au-delà de la citation ponctuelle qu’en fait Mangeon.

    Selon Denis Cuche (2016, p. 21), l’œuvre de Franz Boas apparaît comme « une tentative pour penser la différence ». Toutefois dans cette optique, il apparaît en fin de compte que le souci de la fidèle description des cultures étrangères semble s’inscrire dans un cadre plus large, celui d’une éthique où le souci de la vie bonne donne du sens à la quête de la vérité. Alors que le propos initial de Mangeon est de se saisir de la figure de Boas pour montrer jusqu’à quand remonte la critique de l’européocentrisme, en le suivant Boas lui-même, nous percevons surtout le caractère paradoxal de cette critique, dans la mesure où celle-ci s’avère constitutive de l’identité de l’Europe. L’élan qui porte Boas vers les cultures étrangères est-il étranger à l’Europe ? Empreinte d’égard pour la dignité des autres et de leurs cultures, l’éthique dont il s’est doté est-elle étrangère à l’Europe ? Non, évidemment. La critique dont l’Europe est l’objet a sa condition de possibilité à l’intérieur de l’Europe elle-même. Du coup, cette particularité des cultures européennes ne les distingue-t-elle pas des autres cultures, au point de ruiner le relativisme culturel ? La question mérite d’être examinée, mais nous ne nous y attardons pas.

    La fonction paradigmatique de l’ethnologue ne vaut pas uniquement pour la relecture de l’eurocentrisme, mais il est possible d’y voir aussi une source de questionnements pour la critique de l’ethnophilosophie, comme s’y emploie Jean-Godefroy Bidima (2011). Selon lui, sans sous-estimer les méfaits de l’alliance infâme entre l’ethnologie, la colonisation, l’exotisme et le racisme, et dans le strict respect de la différence entre philosophie et ethnologie, il est possible de prêter oreille à l’éloge de l’ethnologue chez Ludwig Wittgenstein et Maurice Merleau-Ponty.

    Wittgenstein épingle dans la démarche caractéristique de l’ethnologie une vertu souvent bien utile pour le philosopher, la vertu de la prise de distance. Il écrit : « Quand nous employons la manière ethnologique, cela veut-il dire que nous faisons de la philosophie une ethnologie ? Non, cela veut dire que nous prenons une position tout à fait extérieure, afin de pouvoir voir les choses plus objectivement » (L. Wittgenstein, 2002, p. 98). Toutefois, ce détour par le « dehors » ne s’opère pas à la façon du Platon du mythe de la caverne, puisqu’elle ne conduit pas dans le monde des essences pures, mais offre un séjour dans ce qui est appelé « les formes de vie ». Le philosophe qui se livre à l’exercice ethnologique se met en situation de procéder par compréhension dans une forme d’expérience directe du monde, en l’occurrence celui de l’étranger. A la longue, ces transactions entre le propre et l’étranger instaurent un type d’universalisme qui, aux yeux de Merleau-Ponty, offre une alternative à l’universel de surplomb : « Il y a là », écrit-il, « une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi et de l’autre et de l’autre par soi » (Merleau-Ponty, 1965, p. 132-133). De ce point de vue, l’ethnologie est déterminée plus fondamentalement par la démarche qui la constitue que par son objet. Abstraction faite de son objet, l’ethnologie s’entend comme « une manière de penser, celle qui s’impose quand l’objet est « autre » et exige que nous nous transformions nous-mêmes ». Il s’agit alors d’une voie d’accès à l’altérité, moyennant l’altération de soi. « Aussi », ajoute Merleau-Ponty, « devenons-nous les ethnologues de notre propre société si nous prenons distance envers elle ».

    Instruit par la figure de l’ethnologue, nous en arrivons à l’idée selon laquelle critiquer l’européocentrisme est une tâche délicate, parce que minée par le risque d’une contradiction performative. Dans quelle mesure les études postcoloniales et/ou décoloniales ne se sont-elles pas fait prendre à ce piège ?

    4. Études post-coloniales et/ou décoloniales

    « Etudes post-coloniales et/ou décoloniales », écrit Mangeon. Dès l’énoncé de ce programme, l’attention du lecteur se trouve immédiatement captée par le choix de mettre en rapport les études postcoloniales avec des études décoloniales à l’aide de l’expression et/ou, une insolite juxtaposition de conjonctions de coordinations où se trouve clairement suggérée la tension entre les deux réalités conjointes. Tandis que le « et » laisse croire qu’il s’agit de deux types de courants assez différents l’un de l’autre, le « ou » apporte l’idée qu’ils restent, dans une certaine mesure, interchangeables et, pour cette raison-là, dans une sorte de compétition. En tout cas, il s’agit bien de « deux courants théoriques et critiques » (Mangeon 2018, p. 7), même si « on peine parfois à bien distinguer les contours, et surtout les différences concrètes » (Mangeon 2018, p. 8). Que théorisent-ils ? Et que critiquent-ils ?

    Mangeon présente les études postcoloniales comme attachées en somme « à souligner combien la domination coloniale et impériale, en s’exerçant de manière double, par le pouvoir et par le savoir, ou par les armes et par les représentations, engendra en réalité une influence réciproque – des colonisateurs sur les colonisés, et des colonisés sur les colonisateurs – qui tendait à brouiller les oppositions binaires et les hiérarchies entre eux. » (Mangeon 2018, p. 10). Ces deux volets des études postcoloniales déployés, il est possible de mesurer d’une part, « comment, à l’époque de l’expansion coloniale européenne […] un discours sur l’autre s’est élaboré, qui l’a rapidement enfermé dans une différence radicale avec le monde occidental » (Mangeon 2018, p. 9) et, d’autre part, « comment, par un retour de boomerang non anticipé par les coloniaux, ce même autre ou cet “autrement même” a répondu aux Occidentaux, dans les langues et les genres discursifs (littérature, histoire, philosophie…) que ces derniers lui avaient imposés, pour élaborer à rebours une image critique du monde européen » (Mangeon 2018, p. 10). Témoigne de la portée critique de ces études le préfixe « post » qui cumule, au point de les brouiller, la temporalité et la logique, à la fois « marqueur historique – ce qui vient après la colonisation, et fut produit par elle » et vecteur d’un projet de critique où prend corps « la volonté de dépasser les distinctions schématiques ou dichotomiques entre Occident et Non-Occident, colonisateurs et colonisés, ère coloniale et époque postcoloniale » (Mangeon 2018, p. 10).

    Postcolonial et décolonial : s’il est vrai que ces deux courants ont en commun de prendre appui sur le point de vue des colonisés, minoré notamment par les littératures occidentales, il n’en demeure pas moins que, du côté de la pensée décoloniale, le diagnostic se veut autrement plus radical, fondé notamment sur une autre datation et une réévaluation de l’enracinement philosophique de la colonisation. Estimant, en effet, que la colonialité fait corps avec la modernité, on peut en situer les prodromes dans l’élan qui a abouti à la découverte des Amériques. Nous explicitons.

    Au niveau de la chronologie, l’émergence des « hiérarchies coloniales modernes » remonte à « l’époque de la découverte des Amériques (1492), et à la mise en œuvre d’une nouvelle formule de domination sociale et d’exploitation économique, désormais indexée sur la notion de race » (Mangeon 2018, p. 14). Et pourquoi une telle périodisation ? Parce que, loin d’être le produit du hasard, la décision géopolitique ainsi mise en œuvre résulte, en fait, de la modernité, dans la mesure où dans le concept de modernité, rationalité cartésienne et raison coloniale sont corrélées. En effet, c’est à la lumière du cartésianisme, de ses divers dualismes structurés en rapports hiérarchiques de l’esprit sur le corps, de l’homme sur la nature que l’Europe se découvre l’invitation à soumettre les Non-Européens, « les réduisant au statut presque animal de corps-machines pour confisquer les fonctions intellectuelles humaines à son apanage exclusif » (Mangeon 2018, p. 15). C’est à cette profondeur qu’il faut situer l’ancrage du capitalisme global et de son réquisit, la colonisation. C’est également là que se situe le centre de gravité qui l’a fait résister aux deux puissantes vagues d’indépendances survenues aux XVIIIe et XIXe siècles dans les Amériques, puis au XXe siècle en Afrique et en Asie. Dans la perspective de la pensée décoloniale, la modernité est la matrice de la colonialité.

    Or, depuis quelques décennies, les principales idées-forces de la pensée moderne se trouvent profondément remises en cause, voire battues en brèche, par les diverses variantes de la pensée postmoderne. Courant philosophique de la seconde moitié du 20ème siècle, la pensée postmoderne rejette notamment « certains postulats de la modernité, des Lumières, en particulier l’idée du progrès de la raison et de la science, l’humanisme et l’universalisme qi lui sont associés » (Rimboux 2003). Cette énième autocritique de l’Europe n’engendre-t-elle pas un déclin de la raison coloniale ? En fait, il n’en est rien. Et c’est précisément sur ce point que les représentants de la pensée décoloniale refusent de se laisser duper à leur tour, là où les études postcoloniales sont, aux yeux de ceux-là, prisonnières d’un discernement à courte vue. De quoi s’agit-il ? Profitant de la vague postmoderne, les postcoloniaux plaident pour une pluralité épistémique, entendant par cela « la reconnaissance des cosmologies ou des épistémologies traditionnelles » assortie de leur admission « à la dignité de savoirs tout aussi légitimes que la rationalité scientifico-technique occidentale ». Sans mésestimer le poids de cette revalorisation, les études décoloniales, quant à elles, font en plus le constat qu’apparaît simultanément un « nouvel âge du capitalisme » autour de ces nouveaux types de ressources. Dans ce contexte, « la hiérarchie demeure stricte entre Suds dominés et Nord dominant », récapitule Mangeon, « et le transfert des connaissances reste à sens unique, les industries pharmaceutiques, agroalimentaires et biotechnologiques occidentales s’octroyant le droit de documenter, préserver et bientôt breveter les connaissances traditionnelles ou les divers patrimoines génétiques à leur seul profit » (Mangeon 2018, p. 18). En faisant l’impasse sur cet aspect de la situation, les postcoloniaux s’exposent au risque de faire le jeu du « Nord dominant, dans le rôle d’une « intelligentsia compradore » au sens où l’entend Kwame Anthony Appiah, c’est-à-dire « un groupe relativement restreint d’écrivains et de penseurs de style occidental et formés à l’occidentale, qui servent d’intermédiaires dans le négoce que le capitalisme mondial entretient avec les biens culturels de la périphérie » (Mangeon 2018, p. 19). Aux yeux des représentants de la pensée décoloniale, ce défaut rend les études postcoloniales inaptes à combattre efficacement l’emprise de l’Étranger sur les peuples africains. Mangeon explique : « La postmodernité et la postcolonialité ne signifient nullement la fin de la modernité et de son substrat colonial, elles en sont plutôt la réorganisation et le prolongement » (Mangeon 2018, p. 18). De ce point de vue, les études décononiales s’estiment, en matière d’outillages conceptuels, mieux armées pour la critique que les études postcoloniales, puisqu’elles tiennent dans le collimateur jusqu’aux nouvelles formes de la ruse de la raison coloniale dans ce qu’il convient d’appeler « le nouvel âge du capitalisme ». Il s’agit précisément du rôle central désormais accordé « aux connaissances, y compris les plus traditionnelles soudain promues au rang de patrimoine immatériel de l’humanité. En soi généreuses, ces opérations demeurent néanmoins suspectes aux yeux des études décoloniales tant que de tels élans laissent intact l’alliage multiséculaire entre modernité et colonialité. Il s’agit d’un système qui perdure et qui se reprogramme en fonction de ses nouveaux besoins et objectifs. De fait, il n’échappe pas aux penseurs de la décolonisation que « la hiérarchie demeure stricte entre Suds dominés et Nord dominant » et que « le transfert des connaissances reste à sens unique, les industries pharmaceutiques, agroalimentaires et biotechnologiques occidentales s’octroyant le droit de documenter, préserver et bientôt breveter les connaissances traditionnelles ou les divers patrimoines génétiques à leur seul profit » (Mangeon 2018, p. 19). Par-delà le procès conjoint de la modernité et de la colonialité, c’est le capitalisme qui est en cause en tant que système fondé sur le profit tiré du pillage des uns par les autres.

    Face à la persistance actuelle des « structures fondamentalement dichotomiques et hiérarchiques du système-monde divisant la population humaine en Blancs et non-Blancs, centre et périphéries, Nord et Suds, supérieurs et inférieurs, etc. », une « décolonisation radicale » s’impose. Son programme : d’une part, réhabiliter les « formes anciennes et non occidentales d’organisation économique et sociale » conjointement avec « la recherche de nouvelles formes de solidarité entre les divers Suds » ; d’autre part, enclencher un mouvement de « rupture fondamentale avec l’eurocentrisme épistémologique et culturel et sa prétention à incarner seul la scientificité et l’universalité » (Mangeon 2018, 16). Face à ce dernier mot d’ordre, nous nous demandons comment réduire l’eurocentrisme lorsqu’on sait désormais qu’il est intrinsèquement paradoxal ? N’est-il pas vain de rechercher en Afrique une éventuelle alternative à l’Europe afin de pourfendre l’européocentrisme ? Oui. Il nous semble en revanche plus sage de faire ligue avec les forces de subversions endogènes à l’Europe en vue d’une reconnaissance mutuelle. Pour cela, nous pensons trouver un appui dans les ressources de l’étymologie-même du mot culture, là où survient un recouvrement complet entre culture et philosophie.

    Conclusion

    Face à la diversité culturelle, il faut développer une culture analogue à celle d’un ethnologue et du traducteur. Le mot français provient du latin « cultura ». Dans le Vocabulaire latin de la philosophie, l’entrée qui lui est dédiée présente d’emblée ce substantif  comme élément constitutif de l’expression Cultura animi (Fontanier, 2005, p. 50), « culture de l’âme » en français. Déterminé par ce complément du nom, le mot cultura prend un sens figuré en vertu de laquelle, pour la première fois dans la littérature latine, il est transféré du domaine agricole vers le domaine de la formation humaine. Dus au génie de Cicéron (Fontanier, 2005, p. 50), cet usage métaphorique et l’innovation sémantique qui en résulte sont présentés, dans Tusculanae, comme ceci : « Un champ, si fertile qu’il soit, ne peut être productif sans culture, de même une âme sans enseignement. » Autrement dit, sous le rapport de la culture, l’âme humaine serait comme un champ. Dans ce contexte immédiat, cet évènement littéraire manifeste très vite une immense portée philosophique. En effet, Cicéron établit une équation parfaite entre cultura animi et philosophia : « la culture de l’âme, c’est la philosophie », déclare-t-il. Sur cette base-là, il se permet de filer la métaphore jusqu’au bout, en ajoutant que c’est la philosophie « qui arrache les vices jusqu’à la racine, qui prépare les âmes à recevoir les semences, qui leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, produira les fruits les plus abondants ». Aux yeux de ce penseur latin, le stoïcisme hérité des penseurs grecs est perçu comme une sorte de culture de l’âme. Ainsi, la cultura animi est-elle, dès le départ, le résultat d’une hospitalité offerte à l’étranger dans le propre, le fruit du rapprochement entre le monde latin et le monde grec, deux univers culturels pourtant irréductibles l’un à l’autre. L’identité s’enrichit au contact de l’altérité à travers l’épreuve de l’altération.

    L’universel paradoxal conjure le risque du relativisme

    Dans le rôle de ferment de civilisation, la philosophie rend palpable sa fonction d’aiguillon sur le chemin qui conduit l’humain jusqu’au seuil du divin. Il en est ainsi à l’intérieur de la culture qui prend racine dans le monde gréco-romain : peut-on en dire autant des autres cultures ? Il faudrait le vérifier dans les cultures africaines en prêtant une attention particulière aux mutations qui s’y opèrent, dans une optique où règne le primat de la diachronie sur la synchronie.

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